On se sert du roman policier pour faire passer toutes sortes de « messages », messages prétendument humanitaires, ou carrément philosophiques! Il y a un courant assez fort, actuellement, qui véhicule des trames ayant pour base l’indispensable policier véreux et l’assassin, innocente victime du sort. ... Entre parenthèses, aucun suspens quant à l’identité du coupable : c’est invariablement « la société ». Et tout cela, bien sûr, baigne la plus béate utopie.

— Paul Halter, À 139 pas de la mort

dimanche 31 juillet 2011

Top Storey Murder — Anthony Berkeley (1931)

Anthony Berkeley
Quand Anthony Berkeley écrivit son roman « The Layton Court Mystery » en 1925, son objectif était de créer un détective le plus antipathique que possible. Cet « honneur » devait échoir l'année suivante à S. S. Van Dine dont « L'affaire Benson » marquait la première apparition de son limier Philo Vance. Vance fut très populaire en son temps, ce qui m’étonne, car il est certainement l'un des détectives les plus odieux de la littérature policière.

Roger Sheringham, par contre, est un personnage amusant. Dans « Le club des détectives», il propose une solution incroyable reposant sur un raisonnement inattaquable… qui se révèle pourtant erronée, comme le démontre un autre personnage. Dans «Le gibet imprévu », il entreprend de « couvrir » celui qu'il pense être le coupable – mais que le lecteur sait être innocent. Dans le livre « Top Storey Murder », il décide d’engager une secrétaire, et se retrouve aux prises avec une femme dont l'efficacité le terrorise.

« Top Storey Murder » est un livre intéressant, mais d'une misogynie plus marquée que les autres œuvres de Berkeley. La chose est traitée de façon humoristique mais le lecteur moderne risque de ne pas apprécier. (Ce n'est pas mon cas — si vous avez eu plus que votre ration de comédies hollywoodiennes médiocres, le livre vous apportera une diversion bienvenue.) La force de Berkeley est qu’il est un excellent écrivain — misogyne ou pas, son style est merveilleux. Dans « Top Storey Murder », on trouve plusieurs scènes jubilatoires où Roger Sheringham s'échine à résoudre l'énigme que lui posent le comportement de sa secrétaire et des autres personnages féminins.

Mais mon propos n'est pas de décider quel niveau de misogynie est acceptable dans un roman, ni de spéculer sur la psychologie de l’auteur. L’œuvre est d’abord un roman d’énigme et un bon exemple de la « qualité Berkeley ».

Roger Sheringham se dispose à aller déjeuner avec son collègue, l’inspecteur Moresby, mais ce dernier reçoit un appel téléphonique et doit renoncer. Une femme âgé qui, d'après la rumeur, dissimulait chez elle une forte somme d'argent a été assassinée par un voleur qui s'était introduit dans son appartement. Voilà qui ressemble à une enquête de routine pour Scotland Yard, et Moresby invite Roger à y participer à titre d'observateur. Roger accepte, mais dès le début, la théorie du voleur ne lui semble pas correcte…

L’énigme est plutôt bonne, mais Berkeley a fait mieux. Le mécanisme du crime est excellent, même si je l’ai deviné, l’identité du coupable par contre est complètement arbitraire, aucun véritable indice n'étant donné au lecteur.

II n'en reste pas moins que Berkeley a un style excellent et le roman est amusant. Dans son temps, l’auteur était très populaire et respecté— il fut le  fondateur du « Detection Club » en 1930, et un de ses livres (« Before the Fact », écrit sous le nom Francis Iles) fournit la matière du « Soupçons » de Hitchcock. Anthony Berkeley était un génie, et mérite largement d'être redécouvert.

samedi 23 juillet 2011

Bon Cop Bad Cop (2006) — réalisation: Érik Canuel

Le Canada est un grand pays dont la grande majorité des habitants sont anglophones bien qu'il y ait deux langues officielles. La seule province canadienne réellement francophone est le Québec. Les relations entre les québécois et les anglophones sont parfois difficiles — c'est le sujet de la comédie « Bon Cop Bad Cop ».

Le titre du film, « Bon Cop Bad Cop », est un jeu de mots sur l’expression « good cop bad cop » qui se réfère à une technique d'interrogatoire employée par la police: un policier – le « méchant » – interroge agressivement le suspect puis s'absente, passant le relais à son collègue – le « gentil » – qui adopte une approche plus conciliante.

Le film est à l'image de son titre: une moitié en anglais, l’autre en français. (Avec sous-titres dans l'une ou l'autre langue, bien sûr.) Les protagonistes sont Martin Ward (Colm Feore) et David Bouchard (Patrick Huard). Martin est un policier ontarien très respectueux des règles. David est un policier québécois qui les invente. Leurs personnalités sont complètement différentes, mais ils sont forcés de travailler ensemble quand un cadavre est découvert sur la frontière Ontario-Québec, une moitié dans l’Ontario et l’autre au Québec. Leur première rencontre n’est pas harmonieuse, et l’humour de la scène est vraiment noir.

Sur les lieux du crime
Mais c’est seulement le premier meurtre. On découvre un tatouage sur le cadavre, après quoi une seconde victime est découverte, portant un autre tatouage. C’est le début d'une série de meurtre liés au hockey. Le mobile est bien trouvé, surtout si vous connaissez ce sport. On y trouve des blagues amusantes et intelligentes sur Eric Lindros, Wayne Gretzky, et autres. Par exemple, le célèbre humoriste canadien Rick Mercer, joue un rôle trop important pour relever de la figuration, mais pas assez pour être en vedette. Son personnage moque Don Cherry, un commentateur qui connait bien son hockey, mais qui est franchement un peu raciste, surtout envers les joueurs non-canadiens et québécois.

L’histoire est intéressante et la comédie est généralement bonne, parfois très canadienne — certaines blagues ne fonctionnent que si l'on connait bien le hockey, ou le Canada. L’énigme quant à elle n’est pas terrible — les rares indices qui sont apportés seront plus facilement déchiffrés par quelqu’un ayant une bonne connaissance du hockey, et le choix du meurtrier est franchement arbitraire.

Malgré les problèmes avec l’énigme, le film est bon. Le réalisateur, Érik Canuel, fait du bon boulot. L’action est bien menée (il y a quelques explosions et des chasses…), et lisible. Trop de films actuels copient le style des films « Bourne »—l’action est si rapide qu’on ne sait jamais qui fait quoi et où. Dans le film « Quantum of Solace », par exemple, une certaine scène avec des avions aurait pu prétendre au statut de classique. Malheureusement, je n’ai toujours aucune idée de ce qui pouvait bien s'y passer. Canuel ne fait pas cette erreur et s'en sort, dans l'ensemble, plutôt bien.

Les acteurs sont bons. Feore et Huard fonctionnent très bien ensemble —comme Nero Wolfe et Archie Goodwin, leurs personnalités sont si différentes que leurs rapports n'en sont que sont plus intéressants et percutants. Les autres acteurs sont aussi compétents, et les camées sont amusants—mais je parle d’une perspective canadienne, ou je sais qui la personne est et quelle personne réelle le film moque gentiment.

« Bon Cop Bad Cop » n’est pas le meilleur film que j’aie vu, mais il est amusant et donne une bonne idée des relations entre anglophones et francophones. Si vous voulez lire un bon polar avec un thème similaire, je recommande les romans de Louise Penny. J'ai découvert sur son site web, que les livres « A Fatal Grace » (un crime impossible, ou la victime est électrocuté sur un lac gelée pendant un match de curling) et « Still Life » (je ne l’ai pas lu encore) ont été traduits en français: le premier, sous le titre « Sous la Glace », et le second sous le titre « Nature morte » (le titre alternatif est « En plein cœur »). « Sous la Glace » propose un bon crime impossible, mais comme les enquêteurs assemblent le puzzle une pièce à la fois, la réponse au « comment? » précède de beaucoup celle du « qui ? ». Je préfère pour ma part un autre livre de Penny, « The Murder Stone » (pas encore traduit), dans lequel une personne est tuée par la chute d'une statue, et où la solution est révélée en une seule fois à la fin du livre. Je l’ai comparée à Agatha Christie, et je pense que c’est une comparaison justifiée. Penny joue franc-jeu avec le lecteur, comme Christie, et elle comprend bien l’esprit canadien.

vendredi 15 juillet 2011

The Devotion of Suspect X (La Dévotion du suspect X; titre originel "Yōgisha X no Kenshin") — Keigo Higashino (2005)

Le roman d’énigme a mauvaise réputation de nos jours. On le dit archaïque et stéréotypé. Un auteur comme Agatha Christie n’est pas un « vrai » écrivain, parce qu’elle a beaucoup d’imagination (c’est presque un crime de nos jours !) et que ses livres ont du succès. Aux romans d’énigmes, on préfère des romans « noirs » et « psychologiques », qui se doivent d'être réalistes et de dépourvus de toute ingéniosité.

La situation est différente au Japon, où existe un vaste mouvement néo-orthodoxe, le roman d’énigme étant extrêmement populaire. L'ingéniosité et l'imagination y sont considérées comme des qualités importantes pour un roman policier, qui doivent être encouragées. Hélas pour moi, je ne suis pas japonais et je ne parle pas la langue… mais je peux lire les traductions !

The Devotion of Suspect X (La Dévotion du suspect X) de Keigo Higashino est paru initialement au Japon en 2005 sous le titre Yōgisha X no Kenshin; la version anglaise est parue quant à elle au mois de février 2011. C'est donc un livre assez récent.

Une adaptation du livre était réalisé
en 2008 dans le film « Suspect X ».
Il fait partie d'une série consacrée au « Détective Galileo ». (C’est le surnom qu’on a donné au Dr. Manabu Yukawa, un brillant physicien qui aide parfois son ami, l'inspecteur Kusanagi.) C’est le troisième livre de la série, les deux premiers étant des recueils de nouvelles, avec des solutions hors de portée du lecteur… sauf s'il est physicien.

The Devotion of Suspect X est un roman assez tranquille: on n’est pas sur une île abandonnée où un assassin maniaque élimine tout le monde à tour de rôle. Il s'agit en fait une affaire domestique et assez sordide. Yasuko Hanaoka est persécutée par son ex-mari, Togashi, qui lui réclame sans cesse de l’argent et empoisonne sa vie et celle de son enfant, Misato. Quand elle déménage, elle espère en être débarrassée… A tort. Togashi la retrouve et devient violent. Il essaie de tuer Misato. Yasuko et Misato, effrayées, n'ont d'autre choix que d'étrangler le malfaisant.

Il faut maintenant se débarrasser du cadavre. C’est là que Ishigami, un professeur de mathématiques, entre en jeu. C'est un génie, dont les mathématiques sont la grande passion. Il aurait voulu faire de la recherche, mais les circonstances l’ont contraint à opter pour le métier d'enseignant. Il aime Yasuko, et décide de lui « calculer » un alibi parfait. Il s'agit, après tout, de légitime défense.

Les policiers trouvent le cadavre et l’identifient comme Togashi. Ils se rendent chez Yasuko et découvrent qu'elle et Misato ont des alibis inattaquables. Elles ont regardé un film puis sont allées au karaoké. Les policiers essaient sans succès de démolir cet alibi parfait… Alors entre en scène le « Détective Galileo ». Brillant physicien, c' est un ancien collègue d’Ishigami, et les deux se connaissent bien. Leurs conversations sont très ambigues, chaque mot qu'ils échangent pouvant être compris de différentes manières...

L’auteur explique finalement de quelle manière les alibis ont été crées, et l’explication est superbe. Tous les indices sont fournis au lecteur. L'identité du meurtrier est connue dès le deuxième chapitre et plus les policiers s'approchent de la vérité, plus le lecteur s'inquiète pour les coupables qu'il comprend et avec lesquels il finit par sympathiser.

L’auteur, Keigo Higashino, fait montre d' une grande ingéniosité mais le duel intellectuel entre Ishigami et Yukawa est à mon avis l’aspect le plus intriguant du livre. C’est une partie d’échecs entre deux maîtres et on veut savoir qui gagnera…

Si vous savez l’anglais, je recommande The Devotion of Suspect X. La traduction est bonne et l’histoire est intéressante. C’est un livre extrêmement intelligent, qui prend le « mystère inverti » et y donne beaucoup de caractère à travers les personnages.

vendredi 8 juillet 2011

Le Diable de Dartmoor — Paul Halter (1993)

Dartmoor, au début de notre histoire
 « Vous croyez aux fantômes ? Remarquez, je n’en serais pas surpris : tout le monde, ici, croit aux démons, à Satan, aux sorcières, aux lutins, aux cavaliers sans tête et à je ne sais quoi encore… Oui, ils y croient, et pas seulement ce crétin de Basil ou ce brave George, mais aussi le professeur, le docteur, sans oublier le chef de la police ! Oh ! ils ne l’avouent pas franchement, ils affirment tout simplement qu’il faut rester prudent avec ces choses-là ! »
— Inspecteur Archibald Hurst, Le Diable de Dartmoor (chapitre 18)

Le Diable de Dartmoor est un livre de Paul Halter, écrit en 1993. (Voici un fait intéressant : c’était publié en avril, seulement un mois avant ma naissance…) Voici un vrai chef-d’œuvre : Halter suit la formule des meilleurs livres de John Dickson Carr, et le résultat est fascinant.

Le cadre est le village de Stapleford, près de Dartmoor en Angleterre, où l'on peut parfois entendre hurler le chien des Baskerville… Dartmoor est une région pleine des légendes fantastiques de toutes sortes. Comme le dit le docteur Alan Twist : « il paraît qu’il n’est pas un kilomètre carré où n’ait eu lieu quelque fait plus ou moins tragique et mystérieux à un moment quelconque du passé. » Avant d’écrire le livre, Paul Halter s'est rendu en pèlerinage en Angleterre, et cela se sent. Dartmoor, sous la plume de Halter, semble réel : le décor est magnifique, mais quelque chose de terrifiant se cache dans l'ombre… Résultat ? Une excellente atmosphère. C’est un point important— car faisant souvent défaut au « style Halter ». L’histoire que Halter raconte est excellente, mais son atmosphère la rend plus passionnante encore.

Halter fait vraiment preuve d'une grande maîtrise avec ses intrigues. Je pense que, de tous ses livres que j’ai lus, Le Diable de Dartmoor est le meilleur de ce point de vue. Le début du livre introduit les premiers éléments de mystère: trois filles sont assassinées, et des témoins établissent une chose… le coupable ne peut être qu’un homme invisible ! Basil, l’ivrogne de village, en rajoute encore: la nuit du premier meurtre, il a vu un cavalier sans tête sur un cheval s'envoler dans le ciel! Personne ne le croit, le coroner déclare que les morts sont accidentelles, et quelques années s'écoulent sans autre incident...

Puis Nigel Manson, un jeune comédien, est victime à son tour de l’homme invisible. Il pose pour une photo à une fenêtre, mais tombe et se tue. Les témoins s'accordent pour dire qu'il a été poussé... mais n'ont vu personne s'approcher de lui!

Voilà un livre dont John Dickson Carr serait fier. Halter intrigue ses lecteurs avec des évènements bizarres et mystérieux. Les témoignages sont intrigants — par exemple, la femme du feu Nigel Manson dit qu’elle a senti un courant d’air, comme si quelqu’un passait auprès d’elle. Halter explique tout et donne au lecteur tous les indices, contrairement au livre dont je parlais la semaine dernière, À 139 pas de la mort. Le problème est complexe, mais la solution est élégante d'une simplicité étonnante; et Halter multiplie les pièges et les fausses pistes.

Une adaptation de bande-dessiné
Peut-être avez-vous déjà deviné que les détectives sont le docteur Alan Twist et son partenaire, l’inspecteur Archibald Hurst. Leur rôle se borne à enquêter —on n’en apprend pas beaucoup sur eux. Il serait un peu injuste de les qualifier de « ternes » , mais cela donne une bonne idée de ce à quoi il faut s'attendre. (Au moins ne sont-ils pas agaçants comme Philo Vance, dont la popularité en son temps ne cesse de m’étonner.) Mais honnêtement, j’aime cette approche. Je ne veux pas entendre parler de l’enfance terrifiante du détective, je veux le voir enquêter. C'est le mystère qui compte.

Aussi, Halter réalise bien ses personnages. Ils ne sont pas extrêmement complexes, mais ils sont intéressants et sonnent pour une fois vraiment anglais.

En conclusion, Le Diable de Dartmoor est un excellent livre. Halter montre beaucoup d’ingéniosité, et comme toujours, son imagination est fascinante. L’atmosphère, le milieu, et l’énigme sont sublimes, les personnages sont bons… Je ne vois rien à critiquer. Au contraire : c’est un des meilleurs livres que j’aie lus en 2011.